26 avril 2006

A propos d'une dérive"... de la gauche



D’abord malgré toute l’estime que j’ai à l’égard de certains des signataires de l’appel "A propos d’une dérive" [posté par Adel Ayadi sur le forum Taht Essour de nawaat-NDLR] dont certains sont si proches au point de compter parmi les vrais amis, je ne peux m’empêcher d’exprimer la réaction que j’ai eue en le lisant. Par ailleurs, que ceux qui ne se sont jamais compromis avec la dictature, me pardonnent certains propos qui peuvent paraître outranciers à titre personnel, mais lesquels, hélas, à titre collectif sont un constat, le mien, de l’attitude de la gauche sous Ben Ali.

D’une part, naïf celui qui peut croire un seul instant que parmi les islamistes, certains ne couvent pas quelques arrières pensées totalitaires. Mais, outre la myopie, plus naïf encore est celui qui ne voit pas que l’une des pépinières de la dictature tunisienne est cette gauche dont on parle dans le document. Et malgré la répugnance que j’éprouve à le reconnaître, étant donnée ma sensibilité de gauche, l’un des socles de la dictature tunisienne actuelle repose bel et bien sur le support que la gauche a fourni à la dictature. Jamais Ben Ali n’aurait pu offrir à la face du monde la vitrine pluraliste qu’il prétend, si la gauche ne s’était pas compromise avec son régime. Jamais non plus, il n’aurait pu asseoir une telle dictature sans la participation de la gauche au sein des rouages institutionnels ne serait-ce que par les participations aux bouffonneries électorales si coutumières. Et, enfin, jamais les persécutions des authentiques militants de gauche -authentiques par la sincérité de leurs engagements désintéressés- n’absoudront cette complicité, par les actes, de la gauche tunisienne.

Tout ceci pour dire, que le très entendu baratin relatif à « la défense de la société civile et de ses acquis universalistes et laïques » par la bouche de la gauche est devenu, à mes yeux, pure foutaise.

D’autre part, ce même vocabulaire employé dans le contexte du conflit qui oppose la gauche aux islamistes c’est du vent que du vent ... que dis-je, c’est des courants d’air à faire crever les plus résistants (sans jeu de mots). Ce discours n’est plus audible par beaucoup de gens, y compris parmi les sympathisants de gauche, tant ils ont déchanté. Et il n’est pas exagéré de dire que la gauche a beaucoup plus à se reprocher en matière de participation aux atteintes à la démocratie et aux principes républicains que les islamistes qui n’on jamais ni exercer, ni participer aux actes de l’actuelle dictature. Et, comme précisé précédemment, que dans le rang des islamistes certains puissent avoir des arrières pensées rétrogrades, nous sommes nombreux à le croire. Mais là encore, il faut bien comprendre que jamais non plus les arrières pensées rétrogrades de quelques islamistes n’absoudront les actes rétrogrades de ses 20 dernières années de la gauche tunisienne, ni sa dérive collective et suicidaire sous le règne de Ben Ali... et surtout pas à rendre crédibles, ceux parmi les signataires, qui ont participé aux mascarades électorales du régime.

Au fond, pour beaucoup de Tunisiens, dont je fais partie, le désenchantement est tel, que malgré nos sensibilités politiques, les étiquettes ne représentent plus grand chose. La seule chose qui compte aujourd’hui, ce ne sont plus les discours sur la « laïcité »[sic], ni ceux sur les arrières pensées des uns et des autres dont on a le ventre plein. Ce qui compte se sont les actes pour défendre les libertés et droits fondamentaux qui n’appartiennent ni à la gauche, ni aux islamistes, car nul parmi eux n’a le monopole de leur défense.

Aux signataires de ce document, j’ai envie de dire ceci : Montrez d’abord ce que vous avez dans le ventre, surtout lors des rendez-vous électoraux et spécialement à l’égard de vos amis. Et avant de s’en prendre aux islamistes lors des périodes « électoralement » creuses, il faudrait d’abord, pour être crédible, s’en prendre à ceux qui, parmi vos amis (et parfois vous-même), oublient que l’on ne collabore pas directement ou indirectement avec une dictature quelle que soit sa nature et quelle que soit l’occasion.

Et surtout ne vous faites pas de bile, les Tunisiens ne sont pas si stupides, ni si suicidaires pour virer une dictature afin de se jeter dans les bras d’une autre. Le vrai combat de la gauche, ce ne sont pas les islamistes, mais celui pour la démocratie, les libertés et droits fondamentaux et les principes républicains qui sont si chers aux Tunisiens. Si vous vous trompez de cible, il ne faudrait pas alors s’étonner du détournement des Tunisiens des rangs de la gauche.

Astrubal, le 26 avril 2006

16 avril 2006

"Bourguiba et la Modernité", retour sur la rencontre de l’IMA du 30 mars 2006

D’abord merci à l’Institut du Monde Arabe d’avoir accueilli dans ses murs cette manifestation consacrée à "Bourguiba et la modernité", et ce, à l’occasion du cinquantenaire de l’indépendance tunisienne, tout comme d’avoir publié sur son site un compte rendu de cette réunion.

Ensuite, disons-le d’emblée à quel point il paraît toujours difficile d’organiser une telle manifestation relative au sens de l’action bourguibienne qui s’est étalée sur près d’un demi-siècle. Tant auprès de ses admirateurs que de ses détracteurs, la passion suscitée est toujours aussi vigoureuse de la part de celui que la Constitution tunisienne consacra "combattant suprême" et président à vie de la République tunisienne [1].

Ladite manifestation va encore révéler précisément à quel point l’approche de l’itinéraire historique du fondateur de la République tunisienne se trouve prise par les mythes et les tabous historiques. Mais le plus gênant, s’agissant de la rencontre du jeudi 30 mars 2006, c’est que celle-ci, en dépit du fait qu’elle se voulait plus proche du colloque académique que d’une modeste réunion ne dérogea pas à la règle. En effet, universitaires, diplomates, historiens et anciens ministres (certains cumulaient plusieurs casquettes) s’étaient réunis pour évoquer les rapports de Bourguiba à la modernité. La manifestation étant ouverte au public, les crispations des attitudes face aux propos tenus par certains conférenciers et les débats tendus prirent hélas vite le dessus.

Prometteur pourtant, le thème de la rencontre ne fut pas judicieusement abordé. Est-ce parce qu’au-delà des rapports de Bourguiba à la modernité, se profile le rapport bien plus problématique de toute une nation à cette même modernité ? Et s’agissait-il de la modernité vue par les conférenciers Pierre Hunt, Jean Lacouture, Jean Daniel ? Ou alors celle de Tahar Haddad, Mohammed Talbi ou Edouard Saïd ? Et puis s’agissait-il de cette modernité restrictive qui repose sur les seuls critères de la scolarisation massive, la santé publique et le code du statut personnel ou comme le fit fort justement remarquer l’un des présents, Abdellatif Ben Salem, qui prend également en compte les institutions politiques, la pratique du pouvoir et la culture du pluralisme.

Si, en effet, l’action de Bourguiba en faveur de la scolarisation, la santé publique et le statut de la femme ne sont pas -sous certaines réserves (cf. infra)- contestables, le bilan global de l’homme demeure pourtant, le moins que l’on puisse dire, mitigé. S’arrêter sur ces éléments restrictifs de la modernité comme certains conférenciers l’on fait, à l’instar de Mohammed Charfi, c’est faire preuve d’une lecture à la fois partielle et partiale de l’histoire.

S’agissant du CSP, et sans minimiser le rôle de Bourguiba, il faut néanmoins relever que si ce code fut adopté très tôt à l’issue de l’indépendance, c’était aussi parce que la volonté du nouveau président du conseil, Bourguiba, n’était pas sans coïncider avec une représentation nationale disposée à accepter le texte, tout comme avec une prédisposition (aussi minime soit-elle) d’une opinion publique dont l’œuvre révolutionnaire de Tahar Haddad ne laissait guère plus indifférent [2]. En outre, concernant l’abolition du mariage polygamique, il n’est pas inutile de rappeler que depuis des siècles déjà, certains usages locaux (’amal), tel à Kairouan, faisaient du "Shart (condition)" monogamique une quasi-institution [3].

Comment également ne pas comprendre les crispations des débats qui suivirent lorsque le modérateur, ancien ambassadeur de France à Tunis, fit maladroitement sienne la phrase de Masmoudi qui qualifiait Bourguiba d’un "[...] homme parti de rien, et qui veut, de la nation tunisienne, faire un État comme la France". Des propos confortant le mythe, historiquement fallacieux, de l’homme qui, d’une "poussière d’individus a forgé un peuple". Curieuse appréciation à la fois sélective et tronquée de l’histoire de la naissance de l’État tunisien. Un État, au sens wébérien du terme, né pourtant il y a près de cinq siècles avec la dynastie hafcide. C’est sous ces derniers en effet qu’une authentique nation se révèle et, du coup, la genèse d’un État qui s’avérera différent de tous ceux qui l’ont précédé, car désormais peuplé par une Nation qui se reconnaît en tant que telle. Ainsi, ce n’est nullement en 1956, mais dès la fin du règne des hafcides, que les fondations de l’Etat-nation tunisien étaient déjà jetées [4]. Il faudrait peut-être un jour ou l’autre cesser de confondre la fondation de l’Etat-Nation tunisien et son appareil d’État, avec la fondation d’un nouveau régime politique, en l’occurrence le régime républicain.

Par ailleurs, l’affirmation "d’un homme parti de rien" qui bâtit un État moderne devient quasi ridicule lorsque l’on songe que le socle sur lequel Bourguiba va fonder son action et ses revendications (y compris jusqu’à la dénomination même de son parti) est un socle enraciné dans l’une des histoires institutionnelles parmi les plus riches de la région. C’est sur ce socle, formé entre autres par le pacte fondamental (1857) et la première Constitution tunisienne (1861) que fermenteront les idées et la culture d’un État constitutionnel moderne. Certes, nous connaissons tous les conditions dans lesquels ces documents furent promulgués. Mais quelles que soient leurs tares congénitales, ils seront le catalyseur du mouvement constitutionnaliste tunisien, le même qui donnera naissance aux partis destourien et néo-destourien. Et lorsque Bourguiba promulga la nouvelle Constitution de l’État tunisien indépendant le 1er juin 1959, il le fit avec la promesse solennelle que ce nouveau texte fondant la nouvelle République n’aura pas le sort de celui qui l’a précédé. Cette promesse fut tenue au sein d’un long et non moins mémorable discours vantant les mérites d’une République moderne avec des pouvoirs séparés et surtout un exécutif qui ne pouvait en aucun cas s’accommoder d’un chef au mandat viager. Sinon, avait-il pris soin de préciser, "ils pouvaient vieillir, devenir incapables d’assumer le pouvoir et tomber sous la coupe d’un entourage de courtisans et de créatures. C’était l’impasse, sans aucun moyen d’en sortir" [5]. Nul doute que ce jour-là, de tels propos ne pouvaient qu’être en phase avec les conceptions que l’on est en droit de se faire de la modernité.

Évaluer le bilan de Bourguiba au regard de la modernité, non pas celle que certains prétendent, mais celle plus authentique avec ses composantes politique, sociale, culturelle et morale, dépendra toujours de l’appréciation que l’on se fait du contexte de l’époque.

Une appréciation anachronique, en somme au regard des exigences morales et démocratiques d’aujourd’hui, des besoins de respect des garanties et libertés fondamentales actuelles, ferait du bilan de Bourguiba un fait négatif. Ce bilan serait d’autant plus négatif, qu’il est question ici d’un pays, la Tunisie, qui n’est pas sortie du néant. Un pays avec une nation largement pacifiée car constituée - y compris au sens contemporain du terme- depuis près d’un demi-millénaire ; une nation qui n’est en aucun cas comparable à certaines autres qui souffrent de maux en rapport avec le tribalisme ou les conflits ethniques et religieux.

Si, en revanche, l’on ne désire pas tomber dans l’anachronisme, en ne perdant pas de vue les mœurs politiques de l’époque (c’est-à-dire jusqu’à la fin des années 70), y compris et surtout dans les pays dits démocratiques ; si l’on prend en considération que les assassinats politiques étaient également une pratique courante des services secrets et/ou spéciaux de ces mêmes pays dits démocratiques ; si l’on ne néglige pas le fait que, partout dans le monde, l’indépendance de la justice souffrait de quelques lacunes, que la rigueur du respect des règles de droit n’était pas toujours au rendez-vous, que parfois l’on prenait quelques libertés au regard de la séparation des pouvoirs, que le harcèlement politiques n’était pas vraiment absent selon que l’on était communiste au pays de l’oncle Sam ou libéral dans les pays du "socialisme réel", que de temps à autre ce qui se passait dans les prisons occidentales n’était pas franchement glorieux, que le respect des normes constitutionnelles faisait quelquefois défaut, tout comme pour le respect des conventions internationales ..., alors, peut-être, et en faisant abstraction de tout jugement moral, le bilan de Bourguiba jusqu’au tournant de l’année 1976 pourrait, au regard de ce que se passait ailleurs et à la même époque, être apprécié sous une marque non dénuée d’une certaine modernité.

En effet, la renaissance d’un nouvel Etat indépendant avec ce que cela suppose en terme de nouvel ordre politique n’est jamais si simple. L’accouchement et l’installation du nouveau régime politique républicain fondé par Bourguiba et ses camarades ne pouvait pas, comme ailleurs non plus, avoir lieu "sans douleurs". Les carences propres à la naissance de tout nouvel ordre politique, notamment en matière de consensus nationaux autour des éléments fondateurs du régime (éléments tant politiques, idéologiques qu’institutionnels) ne peuvent être que porteuses d’une fragilité certaine. La même fragilité qui va nourrir une forme d’exercice du pouvoir davantage balisée par celui qui gouverne que par des textes juridiques dont le temps n’a pas encore raffermi la suprématie. Durant cette ère de jeunesse, l’on ne peut que se fier au volontarisme démocratique et moderne de celui qui gouverne ... tout comme à sa probité.

Durant une première période du règne de Bourguiba qui s’étale jusqu’en 1976, malgré des excès moralement et juridiquement condamnables mais que sûrement la jeunesse même du régime rendait inévitable, Bourguiba pouvait se targuer d’avoir fait preuve d’un volontarisme incontestable en faveur d’une modernité dont les éléments sont largement décrits par ses hagiographes et adulateurs. Entre autres ce qui a été précédemment mentionné, CST, scolarisation, santé publique, culture, etc.

Mais le règne de Bourguiba ne s’est pas arrêté en 1976, année de la première refonte d’envergure de la Constitution tunisienne. Et parce qu’il a choisi de demeurer encore à la tête de l’État, ses succès passés ne peuvent, ni ne doivent absoudre les échecs de son archaïsme politique et la pleine responsabilité qu’il endosse envers la dissolution des principes républicains.

Pourtant, dès 1970, Bourguiba lui-même avait su poser un juste diagnostic des dangers de l’archaïsme politique qui guettait la Tunisie. Le 8 juin de la même année, après avoir constaté que "l’expérience [révèle] que la concentration du pouvoir entre les mains d’un seul, aussi dévoué soit-il, comporte des risques", il décrit les grandes lignes de la réforme institutionnelle qu’il envisage. Celle-ci portera, avait-il annoncé, sur "des amendements [qui] rendront le gouvernement responsable devant le président de la République, mais aussi devant l’Assemblée nationale qui est issue du suffrage populaire. Ainsi, il sera loisible à cette assemblée de démettre un ministre ou le gouvernement par un vote défavorable [...]. D’autres modifications de la Constitution allégeront les responsabilités qui sont assumées jusqu’ici par le président de la République et par lui seul. [...] Après quinze années d’exercice du pouvoir, il est temps de réviser la Constitution pour établir une certaine collaboration entre le Chef de l’État, l’Assemblée nationale et le Peuple" [6].

Ainsi, Bourguiba annonçait une nouvelle étape, celle qui devait enfin faire entrer la Tunisie de plein pied dans la modernité politique ardemment désirée. Le discours de Bourguiba suscita beaucoup d’espoir. Il fut même à l’origine d’une certaine effervescence politique, laquelle fut couronnée par un congrès du P.S.D. d’une rare audace. En effet, durant le "Congrès de la Clarté" du 12, 13 et 14 septembre 1974 à Monastir, beaucoup de langues ont su se délier produisant des motions qui rivalisaient de hardiesse [7].

Et le 8 avril 1976, effectivement, une profonde révision constitutionnelle fut promulguée. Sur le papier, cette réforme, bien qu’imparfaite, n’était pas exempte de relents modernistes de par la nouvelle distribution des pouvoirs qu’elle organisait. Elle était certes incomplète, puisqu’elle n’a pas produit de réelle avancée en matière d’indépendance de la justice tout comme elle passa sous silence le contrôle de la constitutionnalité des lois. Un contrôle pourtant si crucial, qu’aucun régime politique aspirant à la modernité ne peut se permettre le luxe de contourner. Mais à ce moment-là, il était encore permis d’envisager que ces manquements pour installer la Tunisie dans une authentique modernité politique puissent être encore rattrapés assez vite.

Hélas cela ne sera pas le cas. Et 20 ans après la promulgation du CSP, Bourguiba venait, avec la réforme de 1976, d’entreprendre le dernier acte inachevé vers une modernité tant espérée de la part d’une Nation politiquement constituée en tant que telle depuis au moins 400 ans (n’en déplaise à certains laudateurs). À partir de cette même année (1976), une nouvelle période commence qui fit entrer la Tunisie dans une décennie noire. L’esprit de la réforme constitutionnelle nouvellement adoptée n’ayant pas été respecté, les engagements de Bourguiba du 1er juin 1959 comme ceux du discours du 8 juin 1970 vite oubliés, il ne restait plus que l’esprit de l’article 39 (instituant la présidence à vie) qui allait prévaloir, achevant ainsi d’installer la Tunisie dans cette caricature de République gouvernée par un authentique monarque. Une sorte de souverain vieillissant, entouré - en reprenant les termes de Bourguiba lui-même - "de courtisans et de créatures [...] sans aucun moyen d’en sortir".

Le moins que l’on puisse dire, c’est que les coups de semences ne manquèrent pas pour redresser la barre. Il y a eu d’abord la grève générale de janvier 1978 avec ses centaines de morts, les événements de Gafsa (1980) puis la révolte de 1984 (dite la révolte du pain). Pourtant, durant ce glissement vers les affres du désordre provoqué par l’archaïsme du mode d’exercice du pouvoir, les occasions cruciales d’un virage vers le pluralisme politique ne manquèrent pas. Nous songeons principalement aux possibilités qu’auraient pu offrir les législatives de 1981 et celles de 1986 pour une transformation des mœurs politiques vers une modernité indétachable du fait pluraliste.

Pour le scrutin de 1981, celui-ci va s’avérer le premier d’une longue liste de ces scrutins théoriquement pluralistes mais qui ne représentent dans la pratique que des tromperies électorales. Dans son Pamphlet Lettre ouverte à Habib BOURGUIBA, le premier ministre de l’époque révélera - quelques années de trop après les faits - la nature des ordres intimés à Driss GUIGA pour l’organisation de la première farce électorale. "Le ministre de l’intérieur, Driss GUIGA, - écrit Mohamed MZALI - était venu la veille du scrutin [du 1er novembre 1981] me rendre visite[...]. Il feignit, devant moi, d’être désolé de ne pouvoir, comme je le lui avais demandé, de respecter la légalité scrupuleuse du scrutin, même s’il devait résulter un succès des opposants qui remporteraient les suffrages nécessaires. Il m’a affirmé que le président [Bourguiba] l’avait convoqué - ce jour samedi - en compagnie de l’ancien Gouverneur de Tunis, Mhaddheb ROUISSI, et lui avait ordonné "d’organiser" la victoire totale de toutes les listes du P.S.D et de donner des instructions dans ce sens aux gouverneurs". "Quand j’arrivais le lendemain à Tunis - poursuit le premier ministre disgracié - je fus mis devant le fait accompli. J’appris que le matin même entre 5 heures et 6 heures, un " commando " composé notamment de Messieurs GUIGA, ROUISSI... s’était rendu au siège du gouvernorat de Tunis et y avait trafiqué les résultats [...]" [8].

Il faut bien réaliser que cette grande capacité à contrôler l’appareil d’État en toutes circonstances et cette maîtrise totale du processus électoral par le ministère de l’intérieur au point de manipuler les résultats avec une telle aisance, incarne en soi des circonstances proportionnellement aggravantes de cet acte qu’est la fraude électorale. Car frauder ainsi sans troubles politiques, démontre paradoxalement les ressources réelles de l’État à supporter la pratique effective du pluralisme politique. Élément qui rend d’autant plus archaïque et condamnable la fraude électorale en présence d’un puissant appareil de maintien de l’ordre quadrillant tout le territoire sans exception.

Quant aux législatives de 1986, le désastre n’en sera qu’accentué. Outre la fraude, par les persécutions, les procès préfabriqués et la répression tous azimuts, le scrutin n’a fait qu’engluer davantage la République dans les pratiques d’un autre âge. En effet, et déjà que le scrutin de 1981 fut, comme nous l’avons vu, scandaleusement fraudé, il va se révéler pourtant, par rapport au scrutin de 1986, comme étant "[...] paradoxalement l’âge d’or de la démocratie [sic] tunisienne" [9]. C’est dire combien les élections de 1986 furent à des lieux des mœurs politiques modernes.

Et sur le plan de la pratique électorale, nous ne pouvons qu’abonder dans le sens de l’intervention, parmi le public, du plus pédant des plumitifs au service de l’actuelle dictature tunisienne (incapable d’aligner trois phrases sans gaver l’auditoire de citations de Platon, Socrates ou Machiavel), et pour lequel Ben Ali n’est que "le digne successeur de Bourguiba". En matière de bouffonneries électorales, il l’est sans le moindre doute.

Les appréciations qui viennent de suivre concernant Bourguiba et ses rapports à la modernité sont les nôtres aussi imparfaites soient-elles. Et aussi injustes puissent-elles paraître aux yeux de certains, ces appréciations sont toutes aussi légitimes que celle des admirateurs qui ne désirent retenir que les aspects positifs du bilan du même homme. Que certains, ayant connu et fréquenté l’ex-président tunisien ; ayant succombé à son charisme au point de s’estimer liés par une sorte d’obligation de loyauté à son égard au détriment de la vérité historique, c’est leurs droits. Que ceux qui, lors de la rencontre du 30 mars à l’IMA étaient invités à s’exprimer sur le thème de "Bourguiba et la modernité", puissent esquisser, comme le fit pertinemment rappeler l’un des présents, Abdelatif Ben Salem, ce même thème pour parler de tout, sauf du sujet de la rencontre (Cf. le compte rendu de l’IMA), c’est également leur droit quand bien même l’attitude est intellectuellement inélégante et historiquement malsaine. En revanche, ce qui fut quelque peu choquant, ce sont les outrages commis à l’égard de ceux qui parmi le public ne partageaient pas cette attitude laudatrice et qui étaient venus pour écouter et échanger sur le thème annoncé. Nous songeons notamment à Tarek Ben Salah qui fut brutalement empêché par Tahar Belkhodja de développer ses propos relatifs aux aspects négatifs du parcours bourguibien (l’ancien ministre de l’intérieur Belkhodja, lui a outrageusement arraché le micro de la main). De même, on regrettera la cacophonie provoquée par Pierre Hunt afin de couvrir la voix d’un autre intervenant, Abdelatif Ben Salem, cherchant à exprimer son appréciation de certains faits historiques mettant en doute le "modernisme politique" de Bourguiba.

"Le droit d’inventaire" à l’égard de Bourguiba et l’appréciation objective de son parcours d’homme d’État appartient à tous les Tunisiens et à tout chercheur qui s’y intéresse sans que quiconque ne puisse être empêché de le faire sous le fallacieux prétexte de porter atteinte à la mémoire de l’homme. Les organisateurs de la rencontre voulaient-ils peut-être organiser une commémoration "bonne enfant" à la mémoire de Bourguiba, et ce, entre les membres d’un même "fan club" ? C’est possible en effet. Et cela relève assurément de leur liberté -absolue- de le faire. Mais dans ce cas alors, il ne fallait pas à l’appui d’un thème riche et prometteur, inviter le public à se déplacer pour le brimer ensuite lorsqu’il tente de prendre la parole pour émettre son appréciation sur le même sujet.

Les Tunisiens ont longtemps souffert et continuent à l’être par la manipulation de l’histoire, ce mal si caractéristique à certains régimes. L’histoire de Bourguiba, y compris dans ses rapports à la modernité, reste encore à réécrire. Et c’est aussi, entre autres, lors des commémorations publiques des grands événements (la rencontre commémorait également le cinquantenaire de l’indépendance tunisienne), que les avancées en matières de relecture moins subjective de l’histoire se font.

Enfin, disons-le encore une fois, et quelles que soient les tournures que cette rencontre consacrée à Bourguiba ait pu prendre du fait des nombreuses maladresses du/de ses initiateurs, notamment de Pierre Hunt, merci à l’IMA de l’avoir accueilli dans ses murs et merci à son président Yves Guéna d’avoir su trouver le ton juste pour clore les débats en appelant à davantage de tolérance et de respect... surtout lorsque les divergences s’avèrent importantes.

Astrubal, le 16 avril 2006




[1] La révision constitutionnelle de 1975 a introduit un nouvel alinéa à l’article 39 disposant qu’"À titre exceptionnel et en considération des services éminents rendus par le Combattant suprême Habib Bourguiba au peuple tunisien qu’il a libéré du joug du colonialisme et dont il a fait une Nation unie et un État indépendant, moderne et jouissant de la plénitude de sa souveraineté, l’Assemblée nationale proclame le président Habib BOURGUIBA président de la République à vie".

[2] A l’occasion du cinquantenaire du Code du statut personnel tunisien, nous publierons sur Nawaat.org (courant juin 2006), un document contenant une sélection de textes de l’auteur et lesquels textes retracent le formidable débat pour l’époque suscité par Tahar Haddad tant en Tunisie que dans le reste du Monde arabe.

[3] Cf. Yadh Ben Achour : Politique religion et droit dans le monde arabe. Tunis, Cérès Production, 1992, p. 91.

[4] Et, l’arrivée en Ifriquia des conquérants Turcs (1569 ), n’y changera pas grand-chose. Et pour cause, lorsque Housseïn Ben ALI devint bey en 1705, il le fut grâce à la population de Tunis qui le proclama souverain. Et le maintien de cette nouvelle dynastie n’a été possible qu’au prix d’une véritable " domestication " du personnel politique (Cf. M. Camau, La Tunisie. Paris, Que sais-je, 1989, p. 35) notamment par le biais des " alliances matrimoniales avec les grandes familles tunisiennes" (Cf. Michel Bronciard : Le Maghreb au cœur des crises. Lion, 1994, Ed. Chroniques Sociales, p. 30.). À cet égard, et à propos de la dynastie housseïnite, C. A. Julien fit remarquer très justement, que déjà, la Tunisie avait accumulé "[...] un passé et des traditions qui ne sombrèrent pas avec la dynastie hafcide. Les citadins, soucieux [...] d’un gouvernement qui maintînt l’ordre, obligèrent l’autorité turque à se couler dans le moule que l’Ifriquia imposait à ses Maîtres depuis des siècles" (C. A. Julien, Histoire de l’Afrique du Nord. Des origines à 1830. Paris , Payot, 1994, p. 657).

[5] Habib Bourguiba : Le Bardo, discours du 1er juin 1959, jour de la promulgation de la Constitution tunisienne.

[6] Extrait du discours du 8 juin 1970 à Tunis. In Habib Bourguiba, citations choisies par l’agence Tunis-Afrique-Presse. Tunis, Édition Dar-El-Amal, 1978, p. 85 et 86.

[7] Cf. Les deux quotidiens tunisiens L’Action du 16 septembre 1974 et Essabah du 6 octobre 1974 relatant les propositions du congrès relatives aux futurs aménagements de la Constitution.

[8] Mohamed MZALI : Lettre ouverte à H. Bourguiba. Paris, éd. Alain MOREAU, 1987, p. 27 et 28.

[9] Cf. Michel Deuré et Jean de la Guerrivière in "Le Monde" du 1er novembre 1986, p. 4.